Groenland 2024 – Carnet d’expédition

ADC Sébastien MOATTI

14 mars 2024 /// –25° /// N 71,430434° O 27,292893°

« Ce soir nous avons déballé la ration « J6 ». C’est devenu notre référence du temps qui passe à la place du calendrier. Six jours donc que nous évoluons dans les paysages magnifiques du nord-ouest du Scoresby Sund, le plus grand fjord du monde. La dépose en Twin Otter DHC-6 a comme toujours été un moment où se mêle tension et exaltation. Tension car la manœuvre qui consiste à poser un avion sur l’océan gelé n’est jamais anodine. Ceux qui ont skié un jour dans le jour blanc, connaissent la sensation que procure la perte de repère. Pour le pilote, il en est de même, mais il a en plus la responsabilité de ses passagers et de son avion. Il ne connaît pas non plus à l’avance l’état de la banquise ou peut se nicher un bloc de glace, une congère ou de l’eau dissimulée sous la neige. Oui, décidément poser cet avion sans âge dans ces conditions est une prouesse. L’exaltation est surtout l’apanage des passagers. Le vol est incroyable devant des paysages de montagnes à perte de vue, de fjords gelés et constellés d’icebergs géants… Nous avons en outre le privilège de pouvoir nous poser ou bon nous semble, grâce aux skis qui ont étés montés sur notre avion. En deux rotations, notre groupe est sur la glace. Nous aurions certes aimé gagner par les airs quelques kilomètres de plus, mais nous sommes déjà heureux d’être ici. Une vingtaine de minutes pour quelques photos, un au revoir aux pilotes, et déjà l’avion repart.
Son bourdonnement s’éloigne et quelques vapeurs de kérosène nous rappellent encore sa présence. Nous voilà désormais seuls et nous démarrons notre périple. Nous avançons vers le front d’un très large glacier se déversant de l’immense calotte de glace qui recouvre le Groenland. Pour notre première nuit, les aurores boréales nous gratifient d’un spectacle incroyable alors que chacun essaie de prendre ses marques dans l’espace confiné de la tente.
Les jours suivants sont consacrés à trouver un chemin sur le fameux glacier. Cette année la neige est absente, le ciel est désespérément bleu contrairement aux séjours précédents. Ce beau temps qui devrait nous réjouir est une catastrophe pour nos projets. Le matériel souffre de la glace que la neige ne recouvre pas, les pulkas s’éventrent sur les rochers saillants. Notre progression est pénible. Il faut parfois porter nos 80kg de charge là où il serait facile de les tracter. Le glacier est une montagne russe ou, malgré tous nos efforts, nous ne gagnons que 3 ou 4 kilomètres par jour, loin des 10 à 15 auxquels nous devrions progresser. La suite paraît encore plus incertaine car les moraines saupoudrées de quelques centimètres seulement de poudreuse sont la pire configuration qui soit. Dans ce terrain il sera impossible de tracter les pulkas sans les disloquer. Quant à marcher avec des sacs de bagnards, en chaussures de skis dans ce chaos de blocs raide et glissant, sur plusieurs jours d’allers-retours, sans savoir comment sera praticable la descente de l’autre côté, cela relève de la déraison.
Après trois jours d’efforts nous décidons communément d’abandonner l’ascension du « Buddha Peak » et la traversée de la calotte glacière de Sorensen land. Il faut donc repenser toute notre expédition: ne se déplacer qu’au fond des fjords, sinon à pieds à la journée.
Nous sommes déjà bien engagés sur le glacier, et nous en extraire nous coûte encore de l’énergie et quelques incertitudes. Lorsque nous arrivons enfin sur le lac créé par le glacier et qui obstrue une vallée de plus de 5 kilomètres de large, nous sommes soulagés. Nous pouvons enfin avancer à un rythme efficace. Les formes de glaces d’un bleu profond ainsi que la pureté translucide de la surface où nous finissons notre journée de marche sont à couper le souffle. Nous installons notre camp à son extrémité nord. Des petits troupeaux de bœufs musqués restent à bonne distance de notre groupe, mais nous permettent de découvrir cet animal rescapé des dernières glaciations.
Notre nouveau plan est d’utiliser une vallée qui longe le Sorensen Land à l’est, pour rejoindre le Flyverfjord, qui est la destination vers laquelle nous sommes censés aller. Ce soir nous sommes arrivés du bon côté du col. Notre pari est gagné et il ne nous reste plus qu’une vingtaine de kilomètres sur la rivière gelée pour rejoindre le Flyverfjord. Il nous restera encore suffisamment de temps pour explorer ce coin, même s’il n’est pour l’instant pas envisageable d’y skier ».

14 et 15 mars.

« Après notre traversée hasardeuse de la première semaine nous avons pris pied sur le Kangertermivarmiit kangertivat(fjord du nord-ouest). Pouvoir enfin avancer en ligne droite sur la glace saupoudrée de givre nous permet enfin d’améliorer notre moyenne de distance journalière.
La pulka qui se déleste d’un kilo cinq de nourriture et d’essence à réchaud par jour est un peu plus aisée à tracter.
Le ciel est toujours d’un bleu à couper au couteau et le vent est aussi absent que la neige cette année. »

15 et 16 mars.

« Deux jours de déplacement une vallée attire notre attention. Plus blanche que le reste, orientée plein nord et chapeautée d’une calotte de glace nous imaginons pouvoir en faire l’ascension à ski.
La première reconnaissance est décevante. En fait de neige il s’agit plutôt de 25cm de givre qui masque le sol. Pourtant notre enthousiasme ne retombe pas et nous nous convainquons de pouvoir trouver une couche suffisante pour skier plus haut. »

17mars.

« Au réveil, la température est glaciale, le « mercure » est passé sous les trente degrés et chacun s’astreint à réchauffer son corps. Il faut une certaine volonté pour se mettre en route mais notre envie de prendre de la hauteur prend le dessus.
Les doigts gourds et engoncés dans les moufles rendent chaque manipulation difficile. Doucement, nous nous élevons vers ce qui nous semble être le sommet.
Nous cheminons de tache blanche en tache blanche avec parfois l’obligation de porter les skis dans des éboulis instables.
Le sommet envisagé n’est finalement qu’un début d’arête et ce que nous prenions pour une arête se trouve être un sommet.
Nous choisissons de terminer sur celui-ci après une longue journée à se battre contre une neige pulvérulente, un froid abominable et des pierriers mouvants.
Nous ajoutons quelques centimètres à ce sommet de 1400m en y bâtissant un cairn.
Nous faisons le plein de quelques calories solaires avant de replonger au nord pour une descente ou les skis resterons malheureusement…sur le sac.
La récompense est une vue incroyable sur les fjords et les massifs. »

18 mars.

« La nuit sera la plus froide du séjour avec -36°C, ces températures laissent leurs stigmates sur les corps et le matériel. Les gelures et d’autres désagréments se manifestent et nous effectuons notre première journée de repos. Elle nous permet d’envisager la suite.
Nous décidons d’emprunter le Flyverfjord qui est la branche sud de l’immense fjord du nord-ouest.
Il s’enfonce sur une quarantaine de kilomètres entre la terre de Sorenson au sud et la terre de Inks au nord. »

19 mars

« Le premier jour dans ce fjord est une ligne droite dont la trajectoire n’est contrariée que par les icebergs.
C’est une journée et un paysage monotone, rythmés uniquement par les pauses horaires. Seulement en fin de journée le fjord se resserre et des parois majestueuses filtrent à travers la brume épaisse qui nous aura harcelée l’essentiel du temps. »

20 mars.

« Apparemment c’est le jour du printemps. A Chamonix l’hiver caniculaire se termine avec des 26°c au soleil.
Ici nous en sommes très loin. Le brouillard s’est désépaissi et nous sommes dans le paysage d’un roman de Tolkien ou les aiguilles de gneiss immenses et acérées enserrent un fjord étroit, barré à l’ouest par un mur de glace bleutée.
C’est vers cette barrière que nous nous dirigeons. L’étranglement du milieu du fjord a créé un bouchon d’icebergs. Ces gigantesques masses de glace vêlées à 70 kilomètres d’ici ont voyagées plusieurs années, au gré des courants et des vents pour venir s’enchevêtrer ici.
Un Lecørbusier nordique aurait pu créer ces cubes à la géométrie impeccable dans un alignement quasi maniaque.
Certains mesurent plus de 30 mètres et seraient un pied de nez à la gravité si l’on ignorait que leur point d’équilibre se trouve sous la surface et que certains reposent sur le fond de l’océan. Quel qu’en soit la majesté, ce bouchon de glace nous pose un problème.
En effet chaque iceberg se déplace ou se retourne sans tenir compte des autres, ce conflit de voisinage engendre un amoncellement de débris et des chevauchements des plaques de banquises. C’est ce mikado géant que nous devons franchir avec nos pulkas. Paradoxalement chacun est plutôt heureux de rompre avec la monotonie des journées sur le plat de la banquise. Le petit kilomètre de difficulté est franchi dans la bonne humeur, sauf peut-être pour celui qui y a brisé ses barres de pulka. »

23 mars.

« […] Enfin ! Après 16 jours de présence sur place nous avons fait hier notre premier virage à ski.

Le sommet d’Inksland est un dôme situé 2450m au-dessus de la mer.
, malheureusement défendu par des parois de 1000 mètres au-dessus du fjord, balafrées de couloirs abruptes et dominés de séracs. Seuls d’interminables et sinueux vallons laissent envisager un accès C’est ce mikado géant que nous devons franchir avec nos pulkas.

C’est donc déterminé mais lucide sur la faiblesse de nos chances que nous démarrons sous le rose pâle du début du jour (et par -26°).
Il faut d’abord remonter un vallon encaissé qui se transforme en canyon ou le torrent gelé dessine un sentier. Lorsque ce torrent se transforme en cascade nous nous échappons par des pentes raides où nous surprenons une harde de bœufs musqués qui hésitent entre la fuite et la charge. L’avantage du nombre nous donne raison et nous pouvons poursuivre et même chausser nos skis. La nivologie n’est pas du tout piégeuse puisque la totalité du manteau est instable et s’effondre sous nos pas dans le « woom » caractéristique. Au moins nous savons que si nous dépassons un certain degré de pente, nous avons l’assurance de déclencher une avalanche. Nous choisissons donc l’option la plus longue mais sûre et contournons.
Lorsqu’enfin le paysage s’élargi, l’heure est déjà très avancée et c’est vers un col à 2000m que nous choisissons de terminer. C’est de celui-ci que nous ferons quelques virages dans une croûte infâme mais avec l’impression de skier sur les nuages.

Le retour fastidieux, moitié avec les peaux, moitié en portant les skis, nous ramène aux tentes juste avant la tombée de la nuit, après 12 heures d’efforts harassants, 32 kilomètres et 2270m de dénivelé avec les sacs alourdis par ce qu’il aurait fallu, si nous avions eu des complications dans un endroit à ce point isolé […] »

Samedi 30 mars 2024 /// Banquette d’un Casa de l’AAE en partance pour Évreux.

« Employer toute sa force pour presser son tube de dentifrice afin d’en extraire un peu de pâte que l’on coupe avec ses incisives, puis l’étaler sur une brosse dont le gel a durci les poils comme des fils d’acier.
Se battre contre un bouchon de thermos figé par la glace et se résoudre à réchauffer le métal contre son corps pour pouvoir l’ouvrir.
Se contorsionner dans ses trois épaisseurs de sac de couchage pour uriner dans une bouteille en plastique et la vider dans le petit losange de neige de l’abside sans en répandre ailleurs et sans attendre qu’elle gèle.
Entretenir le réchaud avec ses doigts raides et crevassés pour patiemment obtenir quelques litres d’eau vitale.
Rédiger d’un index frogorifié, sur un téléphone fatigué par le froid, quelques lignes pour raconter nos vies d’apprentis aventuriers polaires.
Ça… et tant d’autres gestes qui deviennent une gageure dans l’exiguïté d’une tente ou règne une température très inférieure à zéro.
Bien sûr c’est la raison d’être de l’exercice Uppick de chercher l’inconfort et les conditions les plus rudes afin d’éprouver les forces morales et physiques des hommes ainsi que la robustesse du matériel.
Pourtant, fort est le besoin de conforts simples et précieux.

Alors, lorsque le bourdonnement de notre petit avion nous parvient, c’est la promesse de la chaleur d’une pièce où l’on peut se tenir debout, une eau abondante, une chaise pour s’assoir et un lit ou les dentelles de givre ne menacent pas notre partenaire de tente à la défaveur d’un mouvement malheureux.

Après notre journée vers les hauteurs de la terre de Inks, nos activités se sédentarisèrent. Nous effectuâmes quelques excursions à proximité, organisâmes une journée de tir ou chacun appréhenda les contraintes liées à l’utilisation d’une arme par des températures aussi basses. Deux d’entre nous retournèrent faire une journée marathon pour fouler un véritable point culminant. Nous échouâmes dans notre tentative d’escalader un iceberg capricieux, la mer s’étant ouverte sur une partie de sa proximité. Sans savoir si c’est la banquise que la marée déplaçait autour de ce géant ancré au fond, ou s’il cherchait à se retourner, nous préférâmes ne pas tenter une expérience sous-marine en crampons et piolets.
Il fallut surtout trouver un nouvel emplacement de camp répondant au cahier des charges d’un aéroport improvisé, associé à un ensoleillement optimisé. Les pics si difficiles à rejoindre et si inutiles au ski nous infligèrent une ombre glaciale jusqu’aux derniers instants. Nous organisâmes deux rotations ou les 6 chanceux du premier voyage laissèrent leurs vivres et leur essence aux six suivants dans l’éventualité où un incident les contraindrait à retarder leur extraction. Et puis l’avion s’est posé sur cette « piste » balisée de nos sacs, tassée sous nos skis, mesurée par nos pas et ôtés du moindre débris de glace à la frappe de nos piolets.

Le froid est brutal, oscillant toujours autour des -30 degrés, sa morsure s’évertue à nous harceler, et lorsqu’il relâche brièvement son étreinte c’est seulement pour mordre plus fort. La chaleur n’en est que plus violente une fois à l’intérieur de l’appareil. Les corps déshabitués de la moindre température positive depuis trois semaines se plongent dans une douce torpeur, alors que nous survolons des paysages de conte fabuleux. Les joues deviennent brûlantes et écarlates, les doigts cartonnés reprennent de la vigueur et les odeurs enfouies dans les fibres de sous-vêtements portés depuis le début infligent aux pilotes leurs nuisances. Lors de l’escale sur le minuscule aéroport de Nerlerit Inaat, un inuit nous apprend qu’une très violente tempête a balayé la péninsule dix jours plus tôt. Effectivement la neige a été nettoyée, le vent n’a épargné que les veines de glace turquoise des cours d’eau et les inaltérables glaciers et calottes. La banquise côtière a été poussée au large, remplacée par un trou béant d’eau sombre ou dansent quelques floes qui cherchent à récupérer le terrain perdu.

Le soir même, les pieds posés sur le sol d’Islande, nous repassons ensemble le film de ce séjour exceptionnel au milieu des glaces et des géants de pierre. La proximité inhérente au huis clos a tissé des liens mais rares ont été les moments de répit ou nous avons pu partager nos impressions et nous retrouver tous les douze.
Nous savourons d’autant plus les moments passés au pays du vent, de la glace et du feu.
Les impératifs logistiques de l’organisation du retour nous concèdent quelques temps libres pour savourer les plaisirs exquis d’un bain dans les eaux de sources brûlantes ou de l’errance dans le tumulte des tempêtes et des paysages nordiques.

Le froid aura été la trame de notre parenthèse polaire et chacun ressort grandit d’une expérience riche et concrète pour ses missions, dans le froid évidemment, mais aussi dans la connaissance de soi et du groupe face à une adversité éminemment intense ».