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Scheideggwetterhorn, Baston la Baffe en libre à la journée

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LE SITE D’UN DES OUVREURS

Le récit du Cch Billon:

La gueule du loup :

Dédé : Ça te dit de faire une grande voie la semaine prochaine ?

Moi : Oui,pourquoi pas ! C’est quoi tes critères ? (Serait-ce possible qu’il y ait une ouverture ?! )

Dédé : 7a/b en tête, et j’aimerais bien faire une voie un peu longue. T’as une idée ?

Moi : Oui, peut-être.. (Ahah !! Faut le tenter.) Tu vois ce que c’est « Baston la Baffe »?

Dédé : …

Moi : (Merde, il connaît ! Ça va pas être simple de la lui vendre ! ) Bah tu vois, si tu fais les longueurs plus faciles du début, ça rentre dans tes critères ! Et en plus c’est une voie longue, c’est idéal !

Dédé : Tu me prends pour un pigeon ? (Ça n’a pas vraiment été formulé de cette manière, mais c’est clairement ce que ça voulait dire !)
En plus, je suppose que tu veux y aller à la journée ?

Moi : Euh non mais, enfin, euh.. bah tiens je t’envoie le topo.
Et oui, à la journée ça paraît pas mal, non ? (Gloups, ça sent le roussi…)

Dédé : J’ai toujours voulu la faire.
Allez d’accord !

Moi : (Bah ça alors ! Trop facile !!! )

S’en suit une discussion sur nos perceptions respectives de la voie, il m’en dépeint un tableau plutôt âpre, que je m’efforce d’adoucir et de minimiser.

Faux départ !

Deux jours après cette discussion, on se retrouve au pied du loup dans les prairies verdoyantes de Grindelwald.
C’est là, les pieds dans l’herbe, que l’on commence à affiner notre stratégie : combien de temps va-t-on mettre, quelle quantité d’eau faut-il emporter et, le plus important, qui grimpe quoi !

Je propose à Didier de faire les 15 premières longueurs, et moi les 19 suivantes.

Avec sa méthode bien à lui, il prend le temps de zoomer plusieurs fois sur le topo avant de m’apporter une réponse.

Dédé : Ok je veux bien, mais la L5 je la sens pas trop..

Effectivement, cette dernière est affublée d’une discrète annotation : « expo » (critère signifiant qu’une chute serait plutôt mauvaise, voire rédhibitoire..)
C’est le genre d’indication diversement appréciée chez les grimpeurs !

Moi : Ok, et si je la fais, ça te va de leader jusqu’à R15 ?

Dédé : Je veux bien essayer !

Sur ce, on se glisse dans nos duvets, sous une couverture nuageuse des plus inquiétantes, les éclairs crépitent aux alentours.

5h, nous sommes au départ. Dédé s’élance, avance, progresse, tâtonne dans l’obscurité, et le sable du sablier s’écoule inexorablement.

« Mais qu’est-ce qu’il fait ? » Je bouillonne intérieurement.

La situation se fige. Dédé fait relai au milieu de cette première longueur, sur un unique spit.

Au vu des évènements, je change de stratégie. Moi qui voulais faire les 4 premières longueurs en baskets, tranquillement en second pour économiser mes pieds, j’enfile finalement mes chaussons.

Alors que j’attaque à rejoindre Dédé, je saisis très vite la situation et comprends mieux son désarroi. C’est de l’escalade en dalle toute en adhérence, qui demande une grande vigilance : il y a deux spits sur 30 mètres, peu ou pas moyen de rajouter de friends. Et il fait encore nuit.

Je compatis. Mon erreur d’appréciation de la voie m’éclate à la figure, le doute m’écrase de toute la hauteur de la paroi qui nous domine.

Nous sommes à 30 mètres du sol, au milieu de la première longueur, il nous a fallu 35 minutes pour en arriver là.

Cette première longueur est modestement côtée 5b.

Il reste 33 longueurs…

Le piégeur, piégé !

Je retrouve Dédé, récupère le matériel, et lui donne le sac. C’est mon tour, déjà.

Je le sais, je comprends, mon tour va être long !

Je n’avais pas anticipé ça, pas imaginé ce scénario.

Vais-je pouvoir mener ce kilomètre vertical entièrement en tête ?
Tenir mentalement face à ce niveau d’engagement ? Et physiquement, face à ce niveau d’escalade ? « Ce n’était que 5b !!! »

Je m’applique dans le 5a qui suit, en essayant de répondre à la question clef :
que faire ?

J’aime les problèmes et tenter de les résoudre, j’aime le challenge.
Et ce qui est sûr, c’est que la situation m’en propose un superbe !

La descente de cette voie s’effectue en rappel, dans la même ligne que celle de montée.

Ma décision est prise, on va essayer ! Quel que soit le résultat, ça promet une bonne journée à la cool !!

Le piège tendu à Didier se referme sur moi.

Et c’est bien consentant qu’il se glisse dans mon sillage.

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Totale :

L’escalade est totale, exposée, engagée, physique et technique.

Ici, les cotations ne sont pas indexées sur la même échelle que dans certaines grandes voies.

Le bas de l’échelle est à reconsidérer particulièrement. Ici, à partir du 3a, les longueurs nécessitent une concentration sans concession, sinon « tu te tues ».

Les longueurs dans le 7 sont presque réconfortantes car mieux équipées, raides, permettant la chute, mais avec de nombreux passages promettant une envolée mémorable le cas échéant !
L’obligation frôle quasiment le plus haut grade de la voie.

Des cours de lévitation auraient été préférables à n’importe quelle séance de traction à un bras.

Je suis d’ailleurs content d’avoir profité de plusieurs instants où la gravité faisait une pause, pour me permettre de passer.
Enchaîner autant de mouvements, si proche du fil tranchant de la chute, me paraît possible que dans mes songes.

La clef des champs :

Le soleil baisse à l’horizon, au même rythme que nos réserves d’eau et d’énergie.

Mais notre cordée progresse vers le haut.

Les dernières longueurs tombent sous nos mains, elles-mêmes aux frontières de la torpeur.

J’y suis, dernier relais.

Didier me retrouve.

Je suis heureux.

Mon tour est fini.

Les dernières lueurs de soleil se meurent.

Les dernières gorgées d’eau sont avalées.

Il nous reste maintenant 1000 mètres de paroi à descendre, dans une face complexe au rocher hétéroclite.

Il est 21h passé, quand Didier prend son tour pour attaquer à se laisser glisser dans les abysses.

La nuit nous enveloppe de calme.

Deuxième rappel, plein gaz, la corde se coince.

« C’est pas possible !!! »

Didier prend la décision de remonter sur le brin coincé en se faisant assurer par l’autre brin et en reclippant les points de la longueur.

Quelle scène ! Didier se balançant plein vide, perché au sommet de cette immense paroi.

Le bout de la corde avait formé une clef précaire dans le relai ; elle a tenu pour Didier…

Celui-ci reprend ensuite sa tâche fastidieuse, jusqu’à y mettre un point final à 2h30, heure où l’on se glisse enfin dans nos duvets, au pied de la voie.

Les Rostis sur les i :

J’ai pu réaliser l’intégralité de la voie en libre.

Le « à vue » m’échappe dans un 7a du bas, où je tombe au premier point de la longueur, pour ensuite repartir et enchaîner au premier essai.
Toutes les autres longueurs seront gravies à vue.

Mis à part les 30 premiers mètres, j’aurais grimpé la totalité de la voie en leader fixe.

Nous avons réalisé la voie à la journée, en 16 heures de grimpe et 5h30 de rappels.

La somme de ces éléments, combinée à l’ampleur et l’exigence de l’itinéraire, en font une journée et une expérience vraiment marquantes de ma vie d’alpiniste.

Un immense merci à Didier de s’être laissé volontiers piéger, et d’avoir partagé cette aventure.