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La Massue

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Grimper la massue, un rêve éphémère pour l’adjudant Arnaud Bayol et le chasseur Antoine Bletton.

Un rêve, parce que depuis que nous avons commencé la cascade de glace, cette ligne nous attire. Un peu comme un aimant, un peu comme une bêtise. Nous savons que c’est dangereux, risqué, mais nous avons quand même envie d’essayer, d’y gouter. Le premier grade 7 de l’histoire (ex æquo avec la lyre)… le double cigare… l’énorme méduse sommitale qui donne son nom à la cascade. Une massue posée sur un tube de 2 m de diamètre… un défi au cascadeur « Viens me grimper si tu en es capable, mais n’oublie pas d’être délicat »

Ephémère, parce que la massue est rarement formée et pas longtemps en condition. Depuis l’ouverture en janvier 92 par François Damilano, elle a du être grimpé 3 ou 4 fois, toujours avec précaution et par des très bons grimpeurs. Il faut que toutes les conditions soient réunies pour que la structure pousse (vers le bas) et se forme correctement. Il faut que le danger d’avalanche soit très limité pour s’aventurer dans le coupe gorge d’accès et dans la grimpe. Il faut que la température soit adéquate, pas de grand redoux ou refroidissement brutal le jour de l’ascension. Enfin il faut se sentir prêt physiquement et mentalement.

Le rendez-vous est pris, ce mercredi 20 février, au parking en face du monstre. Nicolas Beauquis est la aussi. Il a déjà grimpé la massue en 2011 et fait équipe cette fois avec le jeune Antoine Rolle. Nico a un gros vécu, une belle expérience des cascades très délicates.

Tous les 4 nous admirons la belle aux jumelles. Les pronostics sur les chances de grimper ne sont pas glorieux. En 2010 Nicolas a du faire demi tour au pied de la deuxième longueur, l’eau s’écoulait à l’intérieur du tube.
Nous avançons en raquettes avec un sentiment bizarre, vraiment motivé mais peu confiant. Dans la tête le même doute, la même question : est-ce grimpable ?

Nous décidons de grimper la première longueur et de voir au pied de L2… 4 regards, 4 analyses, 4 décisions différentes. Il faut être vigilant quant à l’effet de groupe… Nous choisissons de grimper à 4. Nicolas réalise la première longueur difficile. Le tube est en glace légèrement sorbet, il y a pas mal de relief, pas mal de pieds. La grimpe est agréable. Il vient butter sous la méduse et traverse à gauche dans des stalactites. Il prend du dévers. Le rétablissement est physique, délicat.

Antoine le rejoint en second et me laisse les broches pour gagner du temps.
Je grimpe en prenant du plaisir, les ancrages sont déjà fait, le nettoyage aussi. Il faut juste se concentrer sur la gestuelle, grimper calmement pour ne pas fragiliser la colonne. Je me sens bien, en confiance, sans pression. La décision capitale sera à prendre au pied de L2, qui ne semble pas si mal vu de prêt. Arnaud me rejoint et confirme que la première longueur est superbe, sans être trop facile.

Analyse à 4, nous regardons le tube devant nous, l’eau coule au travers… aïe.

Pour se protéger nous faisons un relais dans le cône avec 2 broches et 2 lunules de glace. Nous installons aussi un relais avec 2 pitons, triangulés dans le rocher, pas terrible mais au moins, indépendant de la glace !

Arnaud est prêt mentalement à essayer… sans pression… si les premiers mètres ne sont pas bons, il redescend et nous rentrons à la maison.

Il clippe un brin (le rouge) dans le relais du cône puis s’engage dans le tube. Je me suis décordé de l’autre brin (le jaune). Sa stratégie est de brocher régulièrement dans le tube pourtant peu stable sur le brin jaune, une fois dans la glace plus saine, collé au rocher il re-clippera le brin rouge. En cas de petite chute, il sera assuré par le brin jaune ; en cas d’effondrement de la structure, il sera assuré par le brin rouge. Mais à vrai dire, personne ne souhaite ce scénario catastrophe.

Il avance doucement, prudemment, délicatement. Il crochète de petites aspérités, de minces colonnes. Il est serein, le fait de brocher régulièrement lui permet de grimper sans se crisper, sans trop taper et surtout sans fragiliser la structure.

Le voilà au « hot spot », l’endroit ou le tube recolle le rocher.
L’endroit ou statistiquement les structures s’effondrent lorsque les piolets des grimpeurs envoient trop de vibrations dans la colonne.
Je suis bien concentré à l’assurage, mais pas stressé.

Arnaud grimpe remarquablement bien. Il prend son temps. Il est fin, doux, délicat. Les mauvaises langues diront que ça ne lui ressemble pas trop, mais ça serait mal le connaître en glace !
Il passe le « crux » et s’engage dans la méduse. Le nettoyage des stalactites est physique. Il peut enfin mettre une bonne broche dans la glace saine et souffler un coup. Nous aussi d’ailleurs.

Il est complétement cramé, cela fait plus d’une heure qu’il bataille dans cette longueur. Il casse les stalactites les plus fragiles, ce qui accentue encore le dévers.
Vu du bas c’est beau et impressionnant. Nous l’encourageons et il utilise ses dernières forces pour ce rétablir au dessus de la méduse. Ça sent bon la réussite.

Il lui reste une quinzaine de mètres avant de crier un « relais » salvateur.
Il ravale mon brin jaune et je ne suis plus relié au tube instable, seulement à quelques bonnes broches et au relais sommital par le brin rouge.

Même en second je me dois d’être léger. J’ai l’impression de grimper sur des œufs. Je ne trouve pas les crochetages d’Arnaud. Sans m’énerver, sans taper, je progresse doucement. Chaque mètre gagné est un soulagement. Le « hot spot » avalé me donne encore plus confiance. Je me régale dans l’escalade athlétique de la méduse. Les ancrages d’Arnaud sont bons et visibles. Les piolets avec triple poignées, les lames affutées à l’extrême, les crampons mono-pointes sont des armes dans ce genre de profil. Je le rejoins au relais avec un sourire de 3km. « Purée, on dirait bien qu’on l’a fait.»

Le jeune Antoine grimpe à son tour en tête. Il profite des broches en place et des ancrages pour se régaler. Lui aussi grimpe très bien, très léger. Une fois de plus la structure ne vacille pas.

Au tour de Nico qui grimpe parfaitement et laisse éclater sa joie au relais. C’est la deuxième fois qu’il grimpe la massue. Cette ligne mythique. Chapeau.

Nous descendons en rappel et prenons encore plus conscience de la fragilité de l’ouvrage.

Nous rejoignons nos raquettes et descendons le cœur léger. Un dernier coup d’œil à la belle qui nous a laissé lui chatouiller le ventre, sans sourciller. Nous nous tapons dans les mains, nous nous remercions et félicitons. C’est un peu l’état de grâce. Une sensation grisante et unique. Celle d’avoir surmonté nos doutes, nos interrogations, nos peurs. Celle d’avoir pris les bonnes décisions face à une situation complexe et délicate.

Lorsqu’une journée aussi risquée se déroule bien, il est facile de se laisser aller à fanfaronner. Un sentiment enivrant de contrôle peut nous gagner mais il ne faut pas oublier le côté aléatoire et dangereux d’une telle entreprise. Une fois l’euphorie retombée, Arnaud a eu du mal à dormir et je me demande si le jeu en valait vraiment la chandelle. Le « buzz » que peut amener sur la toile ce genre d’ascension ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’une entreprise très sérieuse. Le fait qu’elle soit en condition n’abaisse pas la cote de cette cascade et n’atténue pas le risque d’effondrement. Attention à l’effet de groupe et surtout grimpez légers.

Pour que des journées comme celle ci restent un plaisir, elles ne doivent pas être trop nombreuses. Elles doivent rester un rêve éphémère.

Chasseur Antoine Bletton.